Écrivain et traducteur, pour l’amour du livre

Par Marianne Payot (L’Express), publié le 15/07/2011 à 06:45

Gao Xingjian, prix Nobel de littérature 2000, et son traducteur Noël Dutrait.

J. Da Cruz/Musée Wurth de Erstein

Artisan de l’ombre précieux, il arrive au traducteur de se passionner pour une oeuvre au point de constituer avec l’auteur un tandem très complice. La preuve par six.

« C’est simple, si vous traduisez mal, vous tuez l’écrivain, assène Jean-Noël Schifano, qui accompagne Umberto Eco depuis Le Nom de la rose (1982). Votre mission est de dire presque la même chose et en mieux si possible. Quand on traduit un livre, on le travaille au corps, rien ne doit vous échapper. » « Le texte vous pénètre totalement, vous en rêvez la nuit, c’est un travail osmotique », confirme la traductrice de John Irving et de Philip Roth, Josée Kamoun. Travail, abnégation, et bien sûr, maîtrise du français, bonne culture générale… les qualités requises sont innombrables pour une moyenne de… 22 euros le feuillet de 1 500 signes (1). D’où les médiocres traductions qui font florès. On se souvient du coup de gueule de Milan Kundera dans L’Art du roman sur les versions française, anglaise, espagnole, etc., de La Plaisanterie. Pléonasmes, fautes de syntaxe, coupes intempestives, recomposition du texte, le romancier tchèque n’avait pas la plume assez dure pour fustiger les « traîtres ». Mais il y a aussi les auteurs perpétuellement insatisfaits, la palme revenant à Nabokov, qui récusa pas moins de 16 traducteurs pour Ada ou l’ardeur.

Traduire Perec, le casse-tête

Bien que mal payés, certains traducteurs étrangers n’hésitent pas à s’attaquer à des montagnes. Comme à La Disparition, de Georges Perec, roman de 320 pages où n’apparaît, rappelons-le, aucun e. Ils s’y sont mis à quatre pour la version espagnole dans l’absolu respect du lipogramme. « Perec le disait lui-même : « Ecrire sans a est badin en français, périlleux en espagnol ; c’est l’inverse pour le e. » Nous avons donc fait disparaître le a », explique l’un des traducteurs. Pour la version russe, Valéry Kislov a abandonné le o ; quant à la traduction japonaise, Shuichiro Shiotsuka a biffé le i. Enfin, en Croatie, c’est Vanda Miksic qui bataille actuellement sur cette épreuve, au rythme d’un feuillet par jour : « J’aime les défis de toutes sortes, raconte la traductrice de Queneau (Zazie dans le métro), de Vian et de Derrida. Celui-là en est un beau. Pour ma part, j’ai choisi d’enlever le e (alors qu’en croate le a est la lettre la plus fréquente), car je pense que la forme et le contenu sont indissociables. » Vanda pense mettre plus d’un an, le tirage sera d’environ 1 000 exemplaires. Chapeau, les traducteurs !

« Pour bien travailler, il faut non seulement aimer l’écrivain, mais avoir avec lui des accointances stylistiques », explique Olivier Mannoni, président de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) et traducteur émérite de Martin Suter et de Peter Sloterdijk. « J’estime beaucoup Günter Grass, pourtant sa manière d’écrire – rocailleuse – n’est pas dans mes cordes », précise-t-il. Voilà pourquoi, a contrario, une fois formés, les « couples » traducteur – auteur se dénouent beaucoup plus rarement que les couples à la ville. Rencontres.

Robert Pépin et Michael Connelly

Tout avait pourtant bien mal commencé pour Pépin. En 1964, à la demande de Georges Duhamel, le créateur de la Série noire, le jeune Robert traduit L’Espion qui venait du froid. Allez savoir pourquoi, son nom n’apparaîtra pas sur la couverture du futur best-seller de John le Carré (600 000 exemplaires vendus)… Près de cinq décennies plus tard, la pilule n’est toujours pas passée, mais l’angliciste, qui a créé il y a peu sa propre collection de policiers chez Calmann-Lévy, peut s’enorgueillir d’avoir « récolté » deux Médicis (Dieu sait, de Joseph Heller, America, de T. C. Boyle) et un Femina (Ce vaste monde, de David Malouf). Et d’avoir noué des amitiés solides : le grand contestataire Kurt Vonnegut est devenu le parrain de son fils ; Robert Graves l’a invité dans sa maison de Majorque et David Malouf, convié en Australie. Mais son grand coup – financier, notamment – n’est autre que l’auteur de Créance de sang : « J’ai commencé à publier Connelly au Seuil, en 1991, mais il a fallu attendre cinq ou six livres avant que le succès n’arrive, avec Le Poète. Nous sommes désormais amis, je vais le voir tous les ans en Floride, il vient dîner chez moi à Paris… »

Schifano: « En traduisant, je reproduis le coït de mes parents »

Jean-Noël Schifano et Umberto Eco

C’est un coup de fil, en 1980, d’Yves Berger, éditeur chez Grasset (« On a un gros roman, tu veux le regarder ? »), qui a envoyé Jean-Noël Schifano au paradis. Le gros bouquin n’était autre que Le Nom de la rose. Deux ans plus tard, le jeune Schifano, qui vit alors à Naples, fournit sa copie. « Il me fallait trouver l’équilibre entre l’époque – médiévale – et la compréhension. J’ai opté pour le style Geoffroi de Villehardouin (1150-1213), chevalier émérite et chroniqueur des croisades. La traduction française a été la première à sortir dans le monde, et elle a fait foi pour le ton et le vocabulaire choisis. » Depuis, ce fils d’un Sicilien et d’une Lyonnaise (« En traduisant, je reproduis le coït de mes parents »), ami d’Elsa Morante (« un écrivain génial ») et de Leonardo Sciascia (« mon père putatif »), a traduit toute l’oeuvre romanesque d’Eco, dont il admire l’architecture – Myriem Bouzaher s’occupant de ses essais. Une fidélité dont ce Napolitain de coeur, aujourd’hui écrivain et éditeur chez Gallimard, ne cesse de se louer.

Anna Gavalda traductrice

« Lu, aimé et librement traduit par Anna Gavalda. » Avec ce curieux bandeau apposé sur le roman Stoner, de John Williams, les éditions Le Dilettante entendent bien attirer l’attention sur l’ouvrage de cet Américain inconnu dont leur romancière vedette s’est entichée. Au point qu’elle a consacré temps et énergie à sa traduction. L’exercice, plus ou moins heureux, n’est pas nouveau (Vialatte s’attaquant à Kafka, Caillois à Borges…), mais semble connaître un certain regain auprès de nos romanciers. Marie Darrieussecq a ainsi traduit Ovide, Frédéric Boyer la Bible (avec Jean Echenoz, Marie Ndiaye, Olivier Cadiot…) et Tragédie du roi Richard II, de Shakespeare, Julie Wolkenstein, Fitzgerald, Virginie Despentes, l’Américaine Lydia Lunch, et Mathias Enard nous propose à la rentrée le Barcelonais Robert Juan-Cantavella (Proust fiction, au Cherche Midi).

Marc de Gouvenain Gouvenain et Stieg Larsson

Alors qu’il avait cessé de traduire, l’ex-directeur de collection d’Actes Sud (aujourd’hui agent littéraire) a repris du service pour la trilogie Millénium, de Stieg Larsson. « J’ai eu un bon feeling », se souvient Marc de Gouvenain, qui, encouragé par le traducteur de suédois de l’époque, Carl Gustav Bjurström, a commencé dans le métier en 1970. C’est ce qu’on appelle avoir le nez creux, la série ayant allègrement dépassé le million d’exemplaires. Mais c’est avec Per Olov Enquist que Gouvenain a fait ses premiers pas : « J’ai traduit son deuxième roman sans contrat, je faisais du porte-à-porte, finalement Flammarion l’a pris. » La ténacité de cet ancien bourlingueur est payante : en 1984, Hubert Nyssen l’appelle chez Actes Sud. Il continue de traduire Enquist (« Un nobélisable, malheureusement sans grand succès public en France ») à qui il rend visite à Stockholm, mais aussi Torgny Lindgren (Bethsabée), Selma Lagerlöf, Olov Landström, le plus souvent avec Lena Grumbach, sa compagne d’alors d’origine suédoise. « Elle proposait une traduction brute, que je reprenais ; ensuite la copie faisait des allers et retours. » Et c’est ainsi que les Vikings ont envahi la France…

Noël Dutrait et Gao Xingjian

En 1979, Gao Xingjian est à Lyon où il accompagne des étudiants chinois. Le courant passe avec l’universitaire Noël Dutrait. Alors, lorsqu’en 1990 Gao écrit La Montagne de l’âme, il lui propose tout naturellement de remplacer son traducteur tout juste décédé. Attiré par l’homme et par l’ouvrage, Dutrait s’attelle, le 1er janvier 1991, avec sa femme Liliane (il fait le premier jet, elle relit, améliore), à ce voyage initiatique dans la Chine postrévolution culturelle. « Nous avons travaillé trois ans avec beaucoup de plaisir, puis avons cherché un éditeur. Tous les grands ont décliné, finalement c’est une petite maison, les éditions de l’Aube, qui a tenté l’aventure. Cela a changé leur vie. » Car Gao, désormais résident parisien, obtient le prix Nobel en 2000… Noël Dutrait, également traducteur de Mo Yan, n’en a pas fini avec son ami Gao, dont il entend traduire toute l’oeuvre théorique.

Josée Kamoun et Philip Roth

Josée Kamoun, la traductrice de John Irving depuis vingt ans (« Un homme très accessible, qui trouve toujours un moment pour répondre à vos questions »), restera-t-elle comme la femme qui a dit non à Philip Roth ? L’histoire vaut le détour : « J’ai traduit sept ou huit livres de Roth, Pastorale américaine, Le Complot contre l’Amérique, La Bête qui meurt, La Tache… Gallimard m’expédiait une semaine à New York pour les ajustements, ses textes étant très pointus, saturés de références aux années 1940 et 1950. C’était extraordinaire, car il est très intelligent, très drôle. Mais comme il ne comprenait pas le français, il s’entourait de gens censés écrire en français, qui sont devenus de plus en plus envahissants, à tel point qu’ils opéraient des rectifications après moi. Un jour, j’ai dit stop. Gallimard a dû trouver un autre traducteur, Roth en a refusé deux. Mais l’éditeur a mis le holà et tout est rentré dans l’ordre avec la traductrice actuelle, Marie-Pierre Pasquier. » Josée Kamoun ne regrette rien, elle s’est attaquée depuis à un autre monstre de la littérature, mort celui-là, Kerouac, avec la retraduction – remarquée – de Sur la route.

L’exception française à parfaire

» Et la traduction est de… » Plus qu’un décor et pourtant souvent absente du générique, la traduction serait-elle le parent pauvre de l’édition ? Oui, répondent les quelque 900 traducteurs littéraires de France, qui mettent notamment en avant leur absence de visibilité – dans les médias, dans l’objet livre lui-même – et la baisse continue de leurs rémunérations. Tout est relatif, atténue Pierre Assouline dans un rapport sur La condition du traducteur (1) que l’écrivain enquêteur vient de remettre au Centre national du livre (CNL) et qui devrait servir de base à une table ronde avec les éditeurs. Il est vrai qu’en comparaison de leurs homologues européens (sans parler de ceux des autres continents), les artisans français de l’ombre font figure de quasi nantis depuis les années 1980 (et l’ardent combat du traducteur Jean Gattégno nommé à la Direction du Livre en 1981), qui les ont dotés d’un statut d’auteur et ont instauré tout un système d’aides et de bourses au sein du CNL

Annie Morvan et Gabriel Garcia Marquez

Depuis L’Amour au temps du choléra, chez Grasset, Annie Morvan, par ailleurs éditrice au Seuil, n’a plus traduit que l’oeuvre du grand écrivain colombien, François Maspero (« un merveilleux traducteur ») prenant sa relève auprès d’Alvaro Mutis. Par fax, au téléphone, à Paris, à Cuba, ils n’ont cessé d’éclaircir ici la signification d’une image, là l’équivalence d’une expression : « Gabriel parle français, ce qui ne m’a pas gênée, bien au contraire, d’autant qu’il m’a laissée très libre. Il aimait m’entendre lui lire ses textes en français, juger de leur musicalité. Il considère lui aussi que toute traduction est recréation, mais ne nous méprenons pas : le lecteur va lire du Garcia Marquez et non du Annie Morvan. »

Khaled Osman et Gamal Ghitany

Il faut quelquefois savoir prendre les devants. En 1984, Khaled Osman se lance dans la traduction en envoyant à Sindbad par la poste deux chapitres traduits du Voleur et des chiens d’un certain Naguib Mahfouz. Plus tard, il force la porte des maisons d’édition pour » vendre » un autre Cairote, Gamal Ghitany, auteur notamment du Livre des illuminations (Seuil, 2005) : » Une sorte d’ovni de près de mille pages, pour lequel il a fallu batailler ferme. Ces démarches de » comploteurs » nous ont beaucoup rapprochés. » En France ou en Egypte, les deux hommes se rencontrent, discutent de termes, employés par le seul Ghitany, éclaircissent des passages sur la mystique soufie. Une chaleureuse complicité qu’Osman a tenu à saluer dans son premier roman, Le Caire à corps perdu (Vents d’ailleurs), publié à la rentrée. Eh oui, à force de travailler les mots des autres, Osman, comme nombre de ses collègues, a succombé à la tentation…

(1) Pierre Assouline vient de remettre au Centre national du livre (CNL) un rapport sur la condition de traducteur.

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